Pfaffenhoffen après la guerre et son déclin

raconté par Françoise Hirsch, fille de Margot et Marcel Meyer-Metzger

Lorsque Margot, en compagnie de ses parents, Jules et Marie revint à Pfaffenhoffen après son exil à Paris, ce fut pour retrouver, à part quelques objets volés, une maison intacte: sa famille avait été favorisée par le sort; pendant la guerre, son patron, fabricant de chaussures à La Walck, avait caché, tous les objets précieux de la maisonnée dans son entrepôt; paradoxalement, les seules choses qui furent détériorées, en particulier un précieux vase de Sèvres, le furent par la faute des G.I. américains qui s'amusèrent à en faire des cibles de tir lorsqu'ils délivrèrent les environs.

En 1946, Margot épousa un coreligionnaire originaire de Krautergersheim, Marcel Meyer, dont la famille avait été décimée par les nazis: ses parents, ses frères et soeur, n'étaient pas revenus de déportation à Auschwitz. Lui-même avait connu la peur et la faim et s'était battu dans le maquis en Savoie, dans la Brigade Alsace-Lorraine ainsi que dans la 2ème armée de De Lattre. Le nouvel époux faisait une "Einheirat": tapissier de son métier, il collaborait avec son beau-père Jules.

Françoise naquit en 1947.

En apparence, pour Margot, rien n'avait changé: elle restait dans son environnement habituel et pour beaucoup de vieux habitants de Pfaffenhoffen qu'elle avait cotoyés, elle resta "Mademoiselle Margot". Mais en réalités, la communauté juive de Pfaffenhoffen commençait à entrer en agonie.

Que restait-il des Yids de la "Kehilo" dans les années 50?

  • Rue de la Gare habitaient des petits cousins de Margot: Sarah M. et ses filles Germaine et Berthe, mère de 2 petits garçons, dont le mari avait été déporté (son esprit en avait été fragilisé); on les appelait les "Doved" d'après le prénom du père, David. Elles tenaient une mercerie.
  • Grand-rue, il y avait E., on surnommait sa famille les "Isser", un marchand de bestiaux qui avait épousé une chrétienne qui l'avait caché pendant la guerre; ses enfants étaient élevés dans une stricte foi catholique et l'on voyait souvent défiler sa fille P. à la tête de sa meute de scouts.
  • A côté de lui habitait un vieux ferrailleur, M. S., que l'on surnommait méchament le "werikaff". Il avait perdu sa femme déportée.
  • Un peu plus loin que les Metzger-Meyer, nous trouvions plusieurs commerçants:
    • Les G. qui avaient perdu un fils, fusillé par les Allemands, étaient marchands de chaussures; Madame G. mère vivait là, en compagnie de son fils Jean, de sa femme Colette (née K. de Hellimer) et de deux de ses petits-fils; sa soeur venue de Roumanie, Madame Eugénie Ka. vint la rejoindre. Plus tard, toute la famille déménagea à Strasbourg, où Jean, un certain temps tint un magasin d'alimentation "Kochere".
    • A côté des G., logeaient les H. "Sissele" de leur surnom: ils avaient aussi perdu un fils à la guerre. C'étaient des marchands de confection. Un des fils, Raymond, participait activement à la vie communale: il était pompier(...). Raymond se maria dans les années 60 avec la nièce du grand-rabbin de Haguenau Bloch, Simone C.; après son décès, il se remaria avec une demoiselle W-S. Les habitants de Pfaffenhoffen l'élirent comme maire dans les années 60 et il mourut dans l'exercice de ses fonctions au début des années 70.
    • Dans la rue du Marché, nous trouvions un marchand de confection, Marcel W. On le surnommait "der Lippe" (du prénom Philippe?) et sa femme Blanche, "s'Refkele" (sans doute son prénom Hébreu Rébecca). Ils avaient deux enfants, Y. et Roland.
    • Egalement, rue du Marché habitaient le frère de mon grand-père, Aaron M., avec ses deux fils Ernest et ?. Nos deux familles étaient "braugess" fâchées, depuis des décennies, pour des raisons d'héritage et probablement de rivalité commerciale (les deux frères avaient la même profession, marchand de meubles). Nous ne nous parlions donc pas. Les M. partirent à Strasbourg dans les années 60, où ils ouvrirent un magasin d'antiquités.
  • Près des G., il y avait aussi un ami de mon grand-père, Simon M. et sa femme, Carole. Leur fils Dave, devint plus tard "Parness" de Saverne. On les surnommait je crois "Luft's", peut-être par ce qu'ils avaient l'habitude de raconter beaucoup de choses en l'air. Ils moururent dans les années 60, alors qu'ils habitaient chez leur fils à Saverne.
  • A ces "balbosem" (chef de famille) de Pfaffenhoffen proprement dits, s'ajoutaient les G. de La Walck, tout à côté. Monsieur Gradwohl, oncle de Jean, commerçait avec des vêtements et prospectait les villages des alentours avec son vélo. Leurs deux filles étaient mariées, Germaine à Wissembourg, Margot à Strasbourg. Ils décédèrent dans les années 70.

Notre "Parness" et "'Hazen" se nommait Othon Bonnem: réfugié allemand avant la guerre, il avait épousé Marguerite W. et exerçait la profession de marchand de bestiaux. Ils avaient deux fils, Freddy et Maurice, qui habitent à présent à Strasbourg. Je me souviens de sa barmitsva en 1956, sans doute, qui fut la dernière à se dérouler à la shoule de Pfaffenhoffen. Le jeune "Barmitzvejung", portait, comme c'était encore la coutume chez les Ashkeness de son époque, un grand chapeau noir. Je l'entend encore entonner, syllabe après syllabe, les bénédictions sur la Thoro "Borachou-ess-adochem-ha-mevoroch...". Nous étions invités pour le dessert dans leur demeure, rue des tanneurs et la glace, en forme d'oiseau, m'impressionna beaucoup.


Margot, Marcel, et Françoise Meyer en 1968
©M. Hirsch


Margot et Marcel en 1972 avec Abraham l'ainé des petits-enfants
©M. Hirsch

Les derniers mariages qui se déroulèrent à la shoule furent:

  • celui de Roland W. et d'une jeune fille sépharade (je ne me souviens plus du nom), ce qui en soi était déjà une nouveauté,
  • celui de Raymond H. et de Simone C. de Strasbourg: comme Raymond était une personnalité, à l'époque il faisait partie du conseil municipal, il organisa les choses en grand: je crois même me souvenir que la musique municipale joua un "ständel" (une aubade) devant la maison, en tout cas j'ai encore devant moi le spectacle des jeunes mariés, roulant en calèche dans la rue principale, ce qui faisait très princier. Le repas de mariage organisé par un cuisinier cacher, se déroula chez "Achene", le restaurant de l'agneau, et ce qui restait de la "Kehilo" à cette époque, fut invitée au dessert.
  • celui de Germaine M. et de Robert D. de Saverne: tous deux avaient déjà un âge certain lorqu'ils convolèrent, mais furent très heureux. Dans leur logis de Saverne, ils soignèrent avec dévouement leurs deux mères âgées et accueillir souvent leur soeur Berthe, à l'esprit quelque peu dérangé. Nous surnommions Robert "allumette", car, mari moderne, il se vantait de faire chaque dimanche des pommes allumettes à sa petite femme.

Notre responsable spirituel, à cette époque, était le rabbin Max Guggenheim, rabbin de la circonscription de Bouxwiller, ensuite, de Saverne, bien connu par plusieurs génération de "brebis".
Issu du prestigieux "Hildesheimer Seminar" de Berlin, c'était un érudit, aussi bien dans les matières profanes que sacrées; ses fidèles, à mon avis, n'ont pas rendu justice à son érudition, d'ailleurs, ils n'en avaient pas besoin. C'était un homme très simple, on l'appelait affectueusement "s'rèvele", à cause de sa petite taille, qui venait régulièrement visiter ses ouailles, particulièrement avant les fêtes: il avait une relation personnelle avec chacun de ses fidèles: c'était un véritable pasteur.

Les cours de "Talmud Thoro" (enseignements religieux), furent assurés après la guerre par un rabbin itinérant: le Rabbin Roger Cahen, Rav Guerschon, qui faisait la tournée des villages tous les jeudis, et donnait souvent ses leçons aux domiciles des élèves. C'était un maître dévoué, doté d'un grand charisme; directeur par ailleurs, de la Yechiva d'Aix-Les-Bains, il ramena au Judaïsme orthodoxe un nombre impressionnant d'élèves et l'on peut dire, qu'il obtint peu d'échecs avec ceux de la campagne. Il faut dire que les parents avaient confiance en lui, car il sortait du même milieu qu'eux, étant le fils d'un "Beheimesshandler" (marchand de bestiaux) de Hayange, et ayant combattu pendant la guerre dans la brigade Alsace-Lorraine.

Je bénéficiai de ses cours à domicile jusqu'à mon entrée à l'université et même après car je fus très souvent invitée à partager le repas du Schabbess chez eux: bien entendu, ma pratique du Judaïsme en fut très influencé, même si mes parents en prirent quelqu'ombrage.

Après la guerre, les offices synagogaux eurent de plus en plus de difficultés à se dérouler, par faute de "minyon" insuffisant (le quorum de 10 adultes mâles nécessaire). Parfois une brouille entre deux Juifs suffisait à faire capoter le Jahrzeit (anniversaire de deuil), rendant la récitation du Kadish impossible: il manquait un homme pour faire le dixième! C'était plutôt pitoyable; les offices malgré la bonne volonté du 'Hazen Bonnem ne passionnaient guère le public, par manque, surtout de véritable éducation religieuse motivante: je me souviens d'un office de Yom Kippour, où certains hommes endormis par le jeûne où, qui sait, en train de lire les résultats de foot dans leur journal, tardaient à donner les réponses aux litanies: à bout de patience, M. Bonnem se retourna vers le public et s'écria dans son Allemand sarrois: "Wo bleibt das chor?" Où reste le Choeur?...

On tenta de combler le manque d'hommes, comme dans d'autres "kehiloss" (communautés) exsangues, en faisant appel, pour les grandes fêtes, aux jeunes de l'école ORT de Strasbourg, moyennant un peu d'argent de poche: c'était souvent des jeunes sepharades du Maroc et de Tunisie, qui venaient partager le repas de fête des familles, leur apportant un peu d'ouverture sur le monde extérieur. Ils nous racontaient devant notre poule au riz comment ils avaient l'habitude de manger des plats épicés à la harissa - c'était plutôt exotique à l'époque! (à présent le couscous fait partie de nos menus habituels, comme quoi on évolue...)

Le décès de M. Bonnem, vers 1961, sonna le glas de la communauté juive de Pfaffenhoffen. Sans 'hazen, sans minyon, en butte à de sombres histoires de cotisations URSSAF non réglées, la Kehilo ne pouvait plus survivre. Marcel Meyer accepta un certain temps, d'être administrativement le "Parness" de cette Kehilo fantôme, mais renonça bientôt, comprenant sans doute l'inanité de sa fonction.

Une seule chose tenait à coeur aux derniers survivants de cette communauté démembrée: ne pas permettre au consistoire de vendre la schule, comme c'était la politique à cette époque. Et ils résistèrent bec et ongles à cette perspective, malgré toutes les tentatives du "pouvoir central"; ils se sentaient véritablement abandonnés, assistant impuissants à leur propre mort: la schule, même si elle ne servait pas de lieu de culte, restait le symbole que quelque chose était encore en vie.

Je me souviens encore de la venue d'un rabbin strasbourgeois en recherche de mobilier pour son nouvel oratoire; maladroitement il était venu dire à mes parents, possesseurs de la clé de la schule (les gardiens du "temple"...), "ouvrez-moi la schule, nous venons tout déménager, le consistoire l'a permis!" et Margot Meyer, comme frappée par la foudre, de tenter pathétiquement de resister: ce pauvre rabbin ne se rendait absolument pas compte que c'étaient bien plus que quelques bancs ou un sefer thoro qui partiraient, mais que c'était bien l'essence même de la Kehilo qui disparaîtrait symboliquement avec eux!

Dans les années 70, mes parents étaient les derniers Juifs de Pfaffenhoffen, (avec toutefois des nouveaux venus, des "Hergeloffeni", comme on dit en Alsace, deux familles W. avec des jeunes enfants, à qui le rabbin Cahen venait donner des cours). Ils se cramponnaient résolument à leur patrimoine, comme investis d'une mission: sauvegarder les traditions de leurs aînés, garder la schule contre vents et marées.

La shule, quant-à-elle, subissait les outrages du temps; non entretenue, même si mes parents venaient la balayer régulièrement, elle tombait en ruines: son délabrement s'aggrava lorsque la Brasserie Moritz ferma et que les bâtiments adjacents furent démolis dans le cadre d'une restructuration. Des voleurs s'introduisirent sur place et dérobèrent au fur et à mesure ce qui avait de la valeur; d'abord, ce fut la "menoro", rachetée dans l'ignorance par un antiquaire strasbourgeois, qui l'offrit, constatant son origine, à la nouvelle communauté de l'Esplanade, ce furent ensuite des lampes de cuivres, enfin, le "Sefer Thoro" (rouleau de la thoro), qui fut retrouvé par les gendarmes chez un brocanteur, c'était tragique.

A cette époque, c'était au début des années 80, un regain d'intérêt, attira l'attention sur les petites communautés juives d'Alsace. Sous l'impulsion de certaines personnalités strasbourgeoises, telles Freddy Raphaël, ou le grand-rabbin Max Warschawski, on redécouvrit les Juifs de la campagne.


Margot et Marcel en famille dans le Gässel (derrière la maison)
©M. Hirsch


Margot en 1980
©M. Hirsch

Un beau jour, un historien allemand, rendit visite à mes parents: écrivant un livre sur les Juifs d'Alsace, il cherchait des informations chez les derniers survivants de ces Kehiloss disparues; maman, très flattée que quelqu'un s'intéressât à ces Yids, lui répondit de bonne grâce; après cela mes parents furent interviewés par la télé allemande, dans le cadre de la foire du livre de Franckfort, où l'historien avait présenté son livre. Un reportage destiné au "Beiss Hatefoutsoss" (musée de la diaspora) en Israël suivit.

Pfaffenhoffen était devenu la réserve des derniers Mohicans juifs d'Alsace.


Marcel Meyer et Mena'hem Hirsch dans le Gässel (en arrière plan, l'ancienne Malterie de la Brasserie Moritz)
©M. Hirsch

A présent, après le décès en 1989 de Margot Meyer, Marcel est le dernier Juif de Pfaffenhoffen, "der letzchte von aller letschte", même s'il se rend régulièrement chez ses enfants et petits-enfants à Strasbourg et qu'il est un participant fidèle du minyon de la rue Silberman, il aura bien du mal à s'arracher à ce petit bourg.

Pendant ce temps, grâce au mécénat de particuliers et de la C.E.E, la petite Schule est en passe d'être restaurée et d'être transformée en musée. Les humains partent, les objets restent...


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